Le prix à payer
Je restai avec Nick jusqu’à ce qu’il atteigne cet état de semi-conscience où l’on prononce tous le fameux « Où suis-je ? ». Puis je le laissai aux bons soins de Jaime pour passer à l’étape suivante, qui me terrifiait au moins autant que tout ce qui avait pu se passer jusque-là.
— A… Antonio ? dis-je au téléphone. C’est moi.
— Elena ? (Sa voix résonna assez fort pour me faire tourner la tête.) Où diable es-tu…
— Tout va bien. Nick va bien, je vais bien, Jaime aussi. Hull et les zombies sont morts. Le portail devrait être refermé, maintenant. Est-ce que… (Je déglutis, en sachant que, si j’étais capable de sentir la fureur brûlante d’Antonio, ce n’était rien comparé à l’explosion de colère froide que j’allais subir.) Est-ce que Jeremy est là ?
— Il est avec Clay. Je suis sorti pour vous chercher tous les deux, enfin, je devrais dire tous les trois, puisque Jaime est avec vous. Je la croyais dans sa chambre. (Il poussa un soupir qui ressemblait à un grondement.) Quoi que tu aies fait, Elena, même si tu as réussi à tuer Hull, c’était stupide…
— Je sais.
— Et diablement dangereux…
— Je sais.
Un nouveau soupir, plus doux celui-là.
— Et c’était sans doute la chose à faire, mais ça ne veut pas dire pour autant que je sois prêt à l’admettre devant Jeremy. Pigé ?
J’esquissai un petit sourire.
— Oui.
— Maintenant, ramenez vos fesses à l’hôtel, pronto.
— Il nous reste un dernier détail à régler, dis-je. Hull ne s’est pas désintégré, lui, contrairement aux zombies. Zoe a dit qu’elle allait s’en occuper, mais…
— J’arrive tout de suite. En attendant, toi, tu rentres. Prends un taxi avec Jaime.
Au milieu de ma course folle dans l’escalier de l’hôtel, Jaime disparut. Elle ne devait pas avoir très envie d’assister à la scène de famille qui allait suivre.
Je pris une profonde inspiration et frappai à la porte. Les secondes s’égrenèrent. Puis, Jeremy ouvrit la porte. Pendant un long moment, il se contenta de rester sur le seuil et de me dévisager d’un air impassible.
Quelques années plus tôt, un tel accueil m’aurait anéantie. Mais, à présent, alors même qu’il semblait aussi calme que si j’étais sortie lui chercher un café, je pouvais lire les émotions conflictuelles dans son regard, comme s’il ne savait pas s’il devait m’étreindre, me féliciter ou me hurler dessus. En fin de compte, il me salua d’un signe de tête et me fit signe d’entrer tandis qu’il tenait la porte. Quand je passai devant lui, il posa sa main libre sur mon épaule, en une espèce d’accolade maladroite. Puis il me poussa gentiment vers l’endroit où, il le savait, je voulais vraiment aller : le lit où se trouvait Clay.
En voyant ce dernier, je vacillai. La pièce était sombre, silencieuse et vide. Tolliver n’était plus là, mais la moquette était encore jonchée de produits médicaux, comme s’il venait juste de partir. Clay dormait, allongé sur le lit.
Je ne savais pas ce que j’avais espéré. Je ne m’attendais pas qu’il m’accueille à la porte, de retour à la normale, furieux et prêt à me tordre le cou pour avoir pris un tel risque. Rien ne m’aurait fait plus plaisir, mais cette envie-là n’avait été qu’un fantasme passager. Malgré tout, j’avais espéré le trouver… éveillé.
— Ce sont les médicaments, je suppose ? dis-je. Vous avez sûrement été obligés de l’assommer… (Je m’interrompis en posant la main sur son front. Puis je lançai un rapide coup d’œil à Jeremy.) Il est encore chaud.
— La fièvre est tombée, mais il continue à lutter contre l’infection.
— L’infection ? Mais… (Je regardai les pansements sur son bras.) Vous avez vérifié… ?
— Oui, elle est toujours là.
Jeremy vint vers moi. Il était assez près pour me toucher, mais il se contenta de rester debout à côté de moi.
— D’accord, dis-je. Mais c’est parce que le portail n’est pas complètement refermé, je parie. Ça va sûrement prendre un peu de temps. On devrait envoyer Nick et Antonio là-bas, pour voir si des personnes en sont ressorties. Comme ça, on saurait qu’il est refermé.
Jeremy hocha la tête, les yeux baissés, et me fit signe de m’asseoir à côté de Clay pendant qu’il prenait une chaise. Je passai le coup de téléphone. Il ne nous restait plus qu’à attendre.
Une heure plus tard, Nick nous rappela. En arrivant sur le site du portail, Antonio et lui avaient trouvé une foule croissante de journalistes, de policiers et de badauds. Les trois personnes disparues avaient fait leur réapparition après la mort de Rose. Indemnes mais quelque peu sonnées, elles ne se souvenaient de rien.
Donc, le portail était bel et bien fermé.
Malgré tout, Clay continuait à dormir, toujours fiévreux, toujours infecté.
Les garçons revinrent. Ils vérifièrent l’état de Clay, mais il n’y avait pas de changement. Jeremy leur demanda de préparer leurs bagages pour rentrer à Stonehaven. Après leur départ, je restai debout en tenant la main chaude de Clay.
— Ça n’a pas marché, hein ? demandai-je. (Pour toute réponse, Jeremy secoua la tête.) Tu le savais. Tu savais que Hull mentait, que le fait de refermer le portail ne guérirait pas Clay. Ça n’a rien à voir avec la magie, pas vrai ?
Jeremy arriva derrière moi et embrassa très doucement l’arrière de ma tête en chuchotant :
— Eh non.
Mes genoux cédèrent sous moi, et j’attrapai le rebord du lit tandis que Jeremy me prenait le bras pour éviter que je perde l’équilibre.
— Tout ira bien, Elena. Randall va revenir débrider la plaie, enlever la zone infectée…
— Mais ça veut dire… Tolliver a dit… Les dommages risquent d’être permanents, non ? Au niveau des muscles ?
— C’est possible. (Il hésita.) Probable, même. Son bras ne sera pas parfait, mais, au moins, il pourra le garder. Pour l’heure, c’est ma priorité. D’abord, qu’il garde son bras. Si c’est impossible, alors, qu’il reste en vie.
Je me laissai tomber sur le lit. Jeremy posa la main sur mon épaule.
— Matthew Hull est mort. Le portail est fermé. Tes bébés sont en sécurité. Tu es en sécurité. Oui, Clay risque de perdre des muscles, peut-être même son bras. Mais tu sais ce qu’il en penserait ?
Je levai les yeux vers Jeremy pour lui répondre :
— Il dirait que c’est un petit prix à payer, compte tenu de ce qu’on aurait pu perdre.
Quand on vit dans un monde de magie, on en vient à espérer des miracles. On peut lutter contre cette attente et essayer de se concentrer sur ce qui est réel, mais, au fond de nous, on espère encore qu’un coup de baguette magique pourra tout arranger et que tout le monde vivra heureux et aura beaucoup d’enfants.
On réussit à guérir Clay – grâce à un docteur. Tolliver retira les tissus infectés et trouva de la chair propre en dessous. C’était donc terminé. Comme l’avait souligné Jeremy, le prix à payer restait relativement modeste. J’espérais seulement que Clay serait d’accord.
Il se réveilla tard le lendemain, lorsque l’effet des médicaments se dissipa. Au début, un peu groggy, il resta simplement allongé à m’écouter raconter comment Hull était mort. Il n’avait pas assez de forces pour m’engueuler, il se contenta donc de marmonner :
— Tu as pris des risques insensés, Elena.
Puis, Jeremy lui expliqua ce que Tolliver avait fait à son bras. Une partie des muscles avait été endommagée. Même s’il allait entreprendre une longue kinésithérapie, il ne retrouverait jamais toute sa force dans ce bras-là.
Clay encaissa tout cela sans broncher. Je me raidis dans l’attente d’une explosion de rage ; après tout, c’était arrivé parce que j’avais insisté pour voler une lettre. Lorsqu’il se tourna vers moi, je m’armai de courage pour faire face à ce que je risquais de lire sur son visage.
Il se contenta de croiser mon regard.
— Prête à rentrer à la maison, chérie ?